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.Celui-ci parut se détendre et Rieux fit entrer lecommissaire.On lut à Cottard le témoignage de Grand et on lui demanda s'il pou-vait préciser les motifs de son acte.Il répondit seulement et sans re-garder le commissaire que « chagrins intimes, c'était très bien ».Lecommissaire le pressa de dire s'il avait envie de recommencer.Cor-tard, s'animant, répondit que non et qu'il désirait seulement qu'on luilaissât la paix.- Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrité, que,pour le moment, c'est vous qui troublez celle des autres.Mais sur un signe de Rieux, on en resta là.- Vous pensez, soupira le commissaire en sortant, nous avons d'au-tres chats à fouetter, depuis qu'on parle de cette fièvre.Il demanda au docteur si la chose était sérieuse et Rieux : dit qu'iln'en savait rien.Albert Camus, LA PESTE (1947)39- C'est le temps, voilà tout, conclut le commissaire.C'était le temps, sans doute.Tout poissait aux mains à mesure quela journée avançait et Rieux sentait son appréhension croître à chaquevisite.Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieuxmalade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du délire.Lesganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge.L'un deuxcommençait à suppurer et, bientôt, il s'ouvrit comme un mauvais fruit.Rentré chez lui, Rieux téléphona au dépôt de produits pharmaceuti-ques du département.Ses notes professionnelles mentionnent seule-ment à cette date : « Réponse négative ».[47] Et, déjà, on l'appelaitailleurs pour des cas semblables.Il fallait ouvrir les abcès, c'était évi-dent.Deux coups de bistouri en croix et les ganglions déversaient unepurée mêlée de sang.Les malades saignaient, écartelés.Mais des ta-ches apparaissaient au ventre et aux jambes un ganglion cessait desuppurer, puis se regonflait.La plupart du temps, le malade mourait,dans une odeur épouvantable.La presse, si bavarde dans l'affaire des rats, ne parlait plus derien.C'est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leurchambre.Et les journaux ne s'occupent que de la rue.Mais la préfec-ture et la municipalité commençaient à s'interroger.Aussi longtempsque chaque médecin n'avait pas eu connaissance de plus de deux outrois cas, personne n'avait pensé à bouger.Mais, en somme, il suffitque quelqu'un songeât à faire l'addition.L'addition était consternante.En quelques jours à peine, les cas mortels se multiplièrent et il devintévident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu'il s'agis-sait d'un véritable épidémie.C'est le moment que choisit Castel, unconfrère de Rieux, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.- Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c'est, Rieux ?- J'attends le résultat des analyses.- Moi, je le sais.Et je n'ai pas besoin d'analyses.J'ai fait une par-tie de ma carrière en Chine, et j'ai vu quelques cas à Paris, il y a unevingtaine d'années.Seulement on n'a pas osé leur donner un nom, surle moment.L'opinion publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtoutAlbert Camus, LA PESTE (1947)40pas d'affolement.Et puis comme disait un confrère : « C'est impossi-ble, tout le monde sait qu'elle a disparu de l'Occident.» Oui, tout lemonde [48] le savait, sauf les morts.Allons, Rieux, vous savez aussibien que moi ce que c'est.Rieux réfléchissait.Par la fenêtre de son bureau, il regardaitl'épaule de la falaise pierreuse qui se refermait au loin sur la baie.Leciel, quoique bleu, avait un éclat terne qui s'adoucissait à mesure quel'après-midi s'avançait.- Oui, Castel, dit-il, c'est à peine croyable.Mais il semble bien quece soit la peste.Castel se leva et se dirigea vers la porte.- Vous savez ce qu'on nous répondra, dit le vieux docteur : « Elle adisparu des pays tempérés depuis des années.»- Qu'est-ce que ça veut dire, disparaître ? répondit Rieux en haus-sant les épaules.- Oui.Et n'oubliez pas : à Paris encore, il y a presque vingt ans.- Bon.Espérons que ce ne sera pas plus grave aujourd'hui qu'alors.Mais c'est vraiment incroyable.Albert Camus, LA PESTE (1947)41[49] Le mot de « peste » venait d'être prononcé pour la premièrefois.À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre,on permettra au narrateur de justifier l'incertitude et la surprise dudocteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupartde nos concitoyens.Les fléaux, en effet, sont une chose commune,mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur latête [ Pobierz całość w formacie PDF ]
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.Celui-ci parut se détendre et Rieux fit entrer lecommissaire.On lut à Cottard le témoignage de Grand et on lui demanda s'il pou-vait préciser les motifs de son acte.Il répondit seulement et sans re-garder le commissaire que « chagrins intimes, c'était très bien ».Lecommissaire le pressa de dire s'il avait envie de recommencer.Cor-tard, s'animant, répondit que non et qu'il désirait seulement qu'on luilaissât la paix.- Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrité, que,pour le moment, c'est vous qui troublez celle des autres.Mais sur un signe de Rieux, on en resta là.- Vous pensez, soupira le commissaire en sortant, nous avons d'au-tres chats à fouetter, depuis qu'on parle de cette fièvre.Il demanda au docteur si la chose était sérieuse et Rieux : dit qu'iln'en savait rien.Albert Camus, LA PESTE (1947)39- C'est le temps, voilà tout, conclut le commissaire.C'était le temps, sans doute.Tout poissait aux mains à mesure quela journée avançait et Rieux sentait son appréhension croître à chaquevisite.Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieuxmalade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du délire.Lesganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge.L'un deuxcommençait à suppurer et, bientôt, il s'ouvrit comme un mauvais fruit.Rentré chez lui, Rieux téléphona au dépôt de produits pharmaceuti-ques du département.Ses notes professionnelles mentionnent seule-ment à cette date : « Réponse négative ».[47] Et, déjà, on l'appelaitailleurs pour des cas semblables.Il fallait ouvrir les abcès, c'était évi-dent.Deux coups de bistouri en croix et les ganglions déversaient unepurée mêlée de sang.Les malades saignaient, écartelés.Mais des ta-ches apparaissaient au ventre et aux jambes un ganglion cessait desuppurer, puis se regonflait.La plupart du temps, le malade mourait,dans une odeur épouvantable.La presse, si bavarde dans l'affaire des rats, ne parlait plus derien.C'est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leurchambre.Et les journaux ne s'occupent que de la rue.Mais la préfec-ture et la municipalité commençaient à s'interroger.Aussi longtempsque chaque médecin n'avait pas eu connaissance de plus de deux outrois cas, personne n'avait pensé à bouger.Mais, en somme, il suffitque quelqu'un songeât à faire l'addition.L'addition était consternante.En quelques jours à peine, les cas mortels se multiplièrent et il devintévident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu'il s'agis-sait d'un véritable épidémie.C'est le moment que choisit Castel, unconfrère de Rieux, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.- Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c'est, Rieux ?- J'attends le résultat des analyses.- Moi, je le sais.Et je n'ai pas besoin d'analyses.J'ai fait une par-tie de ma carrière en Chine, et j'ai vu quelques cas à Paris, il y a unevingtaine d'années.Seulement on n'a pas osé leur donner un nom, surle moment.L'opinion publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtoutAlbert Camus, LA PESTE (1947)40pas d'affolement.Et puis comme disait un confrère : « C'est impossi-ble, tout le monde sait qu'elle a disparu de l'Occident.» Oui, tout lemonde [48] le savait, sauf les morts.Allons, Rieux, vous savez aussibien que moi ce que c'est.Rieux réfléchissait.Par la fenêtre de son bureau, il regardaitl'épaule de la falaise pierreuse qui se refermait au loin sur la baie.Leciel, quoique bleu, avait un éclat terne qui s'adoucissait à mesure quel'après-midi s'avançait.- Oui, Castel, dit-il, c'est à peine croyable.Mais il semble bien quece soit la peste.Castel se leva et se dirigea vers la porte.- Vous savez ce qu'on nous répondra, dit le vieux docteur : « Elle adisparu des pays tempérés depuis des années.»- Qu'est-ce que ça veut dire, disparaître ? répondit Rieux en haus-sant les épaules.- Oui.Et n'oubliez pas : à Paris encore, il y a presque vingt ans.- Bon.Espérons que ce ne sera pas plus grave aujourd'hui qu'alors.Mais c'est vraiment incroyable.Albert Camus, LA PESTE (1947)41[49] Le mot de « peste » venait d'être prononcé pour la premièrefois.À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre,on permettra au narrateur de justifier l'incertitude et la surprise dudocteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupartde nos concitoyens.Les fléaux, en effet, sont une chose commune,mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur latête [ Pobierz całość w formacie PDF ]